Jean-Pierre Poulain, 2013, PUF, 287 p
L’ouvrage est une synthèse de la pensée sociologique de l’alimentation. Très documentée, elle relate les fondements sociologiques liés au produit alimentaire, à la manière de se nourrir, aux raisons qui conduisent à faire société en se nourrissant et aux effets physiologiques, psychologiques et symboliques du repas. Nous avons retenu certains passages éclairants sur le lien entre l’aliment, l’homme et son environnement. Cet aliment qui témoigne tant de notre proximité ou non à la nature.
L’industrialisation coupe le lien entre l’homme et la nature. Ce lien est rompu par le simple fait que le goût est souvent négligé et finit par devenir secondaire : «les réglementations sur l’hygiène et les «politiques de qualité» mises en place par le secteur industriel cherchent à garantir la stabilité des caractéristiques organoleptiques et microbiologiques des produits, tout le long de leur vie», et, «souvent le goût passe par «pertes et profits» de ces progrès agro-industriels» (20). L’industrie nous éloigne également de l’origine du produit : «en mordant sur les fonctions sociales de la cuisine, elle déconnecte partiellement le mangeur de son univers bioculturel» (36). Concernant la viande, l’industrialisation alimentaire finit par réduire celle-ci à l’ordre de matière première. Elle s’en retrouve ainsi «dénaturalisée, dévitalisée». A l’opposé, l’animal vivant à «l’état de nature» comme l’animal de compagnie se retrouve personnifié voire humanisée. Il y a donc déconnexion entre la viande dévitalisée, désanimalisée, réduite à l’état de matière sublimée par une marque ou un univers publicitaire, et, l’animal, à l’origine de cette viande, dont la mise à mort, si on avait l’occasion d’y assister, transforme aussitôt la matière en être réel et donc à nouveau incarné.
L’urbanisation contribue également à la déconnexion entre l’homme et la nature. «Les paysages eux-mêmes se transforment au gré des cycles de production. L’urbanisation, en déconnectant l’aliment de son univers de production, l’installe dans un statut de marchandise et gomme en partie son enracinement naturel et ses fonctions sociales». (38)
C'est la déconnexion qui génère l’anxiété alimentaire. L’affaiblissement de contraintes sociales qui pèsent sur le mangeur, associé à la montée de l’individualisme d’une part, et l’industrialisation de la production, de la transformation et de la commercialisation alimentaire qui coupent le lien entre l’homme et ses aliments d’autre part, génèrent un contexte de gasto-anomie dans lequel domine l’«anxiété alimentaire». «Si nous ne savons pas ce que nous mangeons, nous ne savons pas ce que nous allons devenir mais aussi ce que nous sommes» (Fischler, 1990, 70) (178).
Les causes de l’éloignement de l’homme par rapport à son alimentation. Elles sont d’abord à chercher dans les mutations des pratiques alimentaires dues au développement du travail féminin, à la pratique de la journée continue, à l’urbanisation, à la redéfinition des rôles sociaux de sexe, à l’industrialisation de la filière agro-alimentaire ou encore la baisse de la part de l’alimentation dans le budget des ménages au profit des activités de loisirs (54).
L’alimentation : une manière de relier le corps à son environnement et de régler les rapports entre nature et culture. Le fait de ne pas savoir d’où provient l’aliment que nous consommons et comment il a été produit suscite une certaine angoisse de la part de nos contemporains. «L’aliment n’est pas un produit de consommation banal, il s’incorpore. Il entre dans le corps du mangeur, devient le mangeur lui-même, participant physiquement et symboliquement au maintien de son intégrité et à la construction de son identité.» (39). La cuisine et la table deviennent ainsi une façon originale «de régler les rapports entre nature et culture» (39).
L’aliment nous façonne et donc s’alimenter explique le pouvoir de contrôle que l’on a sur nous-mêmes. Il explique ainsi les craintes et les angoisses que nous subissons. «En mangeant, nous faisons entrer en nous un aliment qui participe à notre vie corporelle intime. Il franchit la frontière entre le nous et le monde. Il nous reconstruit et nous transforme ou peut nous transformer. C’est pourquoi l’alimentation nous donne d’une certaine façon le sentiment de contrôle de notre vie quotidienne. On comprend mieux alors pourquoi les incertitudes, les craintes sur les aliments, exacerbent, en écho, les incertitudes sur le mangeur lui-même.» (84) «Manger c’est incorporer, faire siennes les qualités d’une aliment. Cela est vrai du point de vue objectif ; les nutriments devenant pour certains - notamment les acides aminés - , le corps du mangeur, mais, l’est également sur le plan psychologique.» (176)
Le repas partagé vu comme le partage entre les corps et l'accès à une identité commune. Selon Emile Durkheim, «les repas pris en commun passent, dans de multiples sociétés, pour créer entre ceux qui y assistent un lien de parenté artificielle. Des parents, en effet, sont des êtres qui sont naturellement faits de la même chaire, du même sang. Mais l’alimentation refait sans cesse la substance de l’organisme. Une commune alimentation peut donc produire les mêmes effets qu’une commune origine». (135)
Un bon repas doit réunir des valeurs conscientes et inconscientes. «On comprendra facilement qu’un repas doit non seulement s’estimer par un bilan nutritif, mais encore par les justes satisfactions apportées à la totalité de l’être inconscient. Il faut que le bon repas réunisse les valeurs conscientes et les valeurs inconscientes.» (180)
L'acte de manger façonne le terroir. «(...) ce qu’un groupe humain aime manger et les techniques qu’il met en oeuvre pour se procurer ou produire ses aliments transforment et façonnent le milieu naturel. Toutes les fois que les hommes se désaltèrent ou s’alimentent, ils profitent donc de fait de surfaces qu’ils modifient ; et, par la répétition ininterrompue de leur repas, ils entraînent des modifications géographiques ininterrompues» (Brunhes, 1942, 19) (225)
Les quatre qualités fondamentales d’un aliment : nutritionnelle, hygiénique, organoleptique et symbolique.
nutritionnelle : « apporter à l’organisme du mangeur, dans des conditions d’équilibre plus ou moins satisfaisantes : des nutriments énergétiques (glucides, lipides), des nutriments énergétiques à rôle plastique (protéines), des éléments minéraux (macro et oligo-éléments), des vitamines, de l’eau.»
hygiénique : «un aliment doit être, ensuite, exempt de toxicité. Sa consommation ne doit pas provoquer de troubles digestifs secondaires, sous peine de le voir rejeté par conditionnement négatif. La toxicité alimentaire peut avoir deux causes principales : microbiologique et chimique. Cette dernière est soit naturelle, soit provoquée par les traitements que l’homme fait subir à ses futurs aliments. Cette seconde qualité est également nécessaire mais non suffisante.»
organoleptique : ce sont des sensations extéroceptives tout d’abord : visuelles, olfactives, gustatives, tactiles, thermiques et même auditives. Mais aussi des sensations proprioceptives, comme la perception de la plus ou moins grande résistance de l’aliment, au niveau des muscles de la mâchoire ou sa présence stomacale. Enfin les aliments provoquent des sensations générales secondaires : effets euphorisants de l’alcool, sentiment tranquillisant du ventre plein, excitation produite par le café ou les toniques, effets stimulants de la viande. Ces différentes caractéristiques des aliments sont appréciées par le mangeur, au travers des catégories simples: agréable, désagréable.»
symbolique : « mais pour être un aliment, en plus de ces trois grandes catégories de qualités, un produit naturel doit pouvoir être l’objet de projections de sens de la part du mangeur. Il doit pouvoir devenir signifiant, s’inscrire dans un réseau de communications, dans une constellation imaginaire, dans une vision du monde.» (236)
Santé-Goût-Terroir