Gilles Fumey, 2010, CNRS éditions, 160 p
Gilles Fumey est professeur des Universités en géographie de l’alimentation à l’Université Paris-Sorbonne. Chercheur au laboratoire Espace, nature et culture du CNRS, il travaille sur les problématiques géo-culturelles de l’alimentation. Dans cet essai, l'auteur inscrit l’alimentation dans une approche sociale et géographique en s’appuyant sur quatre données cardinales : la nature, le paysage, le terroir et la ville. Il désigne la donnée géographique comme organisatrice de nos comportements alimentaires, ce qui fait que les localités et les lieux d’appartenance continuent, malgré la mondialisation, d’orienter le choix des consommateurs.
L’alimentation, lien le plus intime que l’on entretient avec son environnement. «L’alimentation produit des espaces géographiques spécifiques, identifiés comme tels à l’intérieur et à l’extérieur, et qui deviennent des marqueurs sociaux qui produisent de la distinction et de la différenciation entre les êtres humains. Tout mangeur a une identité qu’il construit et exprime par les choix qu’il fait. Ces choix ne sont pas individuels mais intégrés à des systèmes collectifs de sens, de comportement, de pratiques qui ont des fonctions identitaires. Par son inscription territoriale, l’alimentation est l’un des moyens les plus forts «d’être au monde». Elle est, du fait d’un principe d’incorporation (Rozin, 1994 ; Fischler, 1990) le lien le plus intime entre tout être humain et le monde qui devient alors un monde approprié symboliquement.» (20)
Caractère géographique de l’alimentation, puissant outil de qualification pour les mangeurs. «Il est d’abord issu de la spatialisation qui est marquée par la maîtrise de la distance (Lussault, 2007). Cette maîtrise se fait par des instruments séparatifs :
d’une part, la désignation et la qualification qui permettent de reconnaître, dans le cas de l’alimentation, des produits et des cuisines en les nommant, en leur affectant des qualités qui vont les caractériser. Lévi-Strauss avait distingué endocuisine et exocuisine qui s’appliquent à une distinction entre la cuisine pour soi et celle pour les autres, cette dernière passant par des systèmes de qualification plus nombreux que la première (Lévi-Strauss, 1968)
d’autre part, la délimitation qui permet aux mangeurs de reconnaître dans des espaces en extension. Et dont les limites peuvent être soit fermées par des interdits alimentaires ou des politiques sanitaires, soit ouvertes dans les zones de contact comme les métropoles internationales, les régions touristiques.» (20-21)
Le paysage, principal vecteur d’incorporation du monde pour les mangeurs. Il se classe selon deux catégories : «(...) l’espace de production, toujours «paysage» par le travail de la terre, la propriété foncière, la tonte des pâturages par les animaux, et l’espace où les aliments et les plats sont consommés et qui s’avèrent être les truchements par lesquels les mangeurs «incorporent» le monde. Un plat ou une boisson acquièrent la saveur des lieux où ils sont consommés, c’est pourquoi les restaurateurs font décorer leurs salles par des architectes.» (65)
Le cerveau organise par l’alimentation la sensation d’identification aux lieux. Une alimentation géographique est une alimentation identitaire. «A. Holley (2006) a montré combien le cerveau connecte, en fonction des signaux qu’il reçoit de la vue et de l’odorat, des souvenirs d’expériences culinaires ou affectives qui «organisent» cette sensation d’identification aux lieux et aux personnes. C’est la raison pour laquelle une alimentation qui n’est pas géographique est perçue comme ayant perdu son sens identitaire et, donc, son goût.» (65)
Le terroir deviendrait aux Etats-Unis la solution aux problèmes d’obésité car il permet de savoir exactement ce que l’on mange sans se fier corps et âme à l’illusion des marques. «Pour Claude Fischler (2002), les dénominations seraient une réponse à l’utopie qu’ont les mangeurs de connaître ce qu’ils consomment pour pouvoir faire des choix. Aux Etats-Unis, la réponse est dans les marques qui mentionnent ce qu’il y a dans un produit, à travers l’étiquetage informatif listant tous les ingrédients. C’est une utopie scientiste qu’on trouve aussi en Europe du Nord. Libéraux mais interventionnistes, les Etats-Unis acceptent volontiers les directives nutritionnelles du Département de l’agriculture et de la Food and Drud Administration (FDA) avec les «Recommanded Daily Allowances». Or, les choix alimentaires n’obéissent pas à des injonctions sanitaires, fussent-elles justifiées. L’échec américain est patent et les Etats-Unis affolés par ce qu’ils ont eux-mêmes nommés une épidémie d’obésité, état qu’ils ont classé au rang des maladies, regardent parfois du côté du contre-modèle de l’Europe du Sud, celui des terroirs.» (66)
La connaissance est apportée par le goût. «La décision est une opération à laquelle correspondent des informations qui vont permettre de calculer, une absence de référence aux produits alors que le jugement nécessite de la connaissance et des critères d’évaluation. La connaissance est apportée, selon Annah Arendt, par le goût qui permet de situer ses expériences par rapport à des pôles (le bon, le mauvais, etc.). En précisant que le goût est aussi un des deux sens qui, avec l’odorat, «procurent des sensations intérieures, entièrement privées et incommunicables». Mais Hannah Arendt enferme le goût dans la subjectivité alors qu’il est relié à des représentations, des normes, tout comme le jugement qui est inscrit dans le monde et participe des relations.» (76-77)
Une définition géographique du terroir. «Même si d’aucuns soutiennent l’idée que les terroirs ne sont pas liés à des produits alimentaires et qu’ils peuvent concerner l’art du mobilier, des tissus, des parfums, etc., l’usage français du mot «terroir» revient essentiellement à désigner un espace géographique délimité, défini par une communauté humaine qui a construit dans l’histoire un ensemble de traits culturels distinctifs, de savoirs, de pratiques agricoles et techniques. Ces savoir-faire sont originaux, au sens fort du terme, typiques et, à ce titre, peuvent être reconnus par les hommes qui y vivent. Les terroirs ne sont pas des conservatoires, mais des espaces vivants et innovants qui ne peuvent être assimilés à la seule tradition.» (111-112)
«Le marquage par les terroirs concerne plus le producteur que le consommateur, parce que l’information des terroirs n’est jamais évidente.» Même si «le mangeur peut positiver sur le produit car il sait qui a fait le produit, il mange le terroir, le mode de vie, la personne qui a fait le produit, il construit une relation positive à l’aliment», il est cependant nécessaire que «le mangeur ait conscience de son identité qui le rattache à la terre». (112)
Disparition des terroirs au nom de la diététique marchande. «La France, du haut de son idée d’excellence gastronomique, pourrait voir trop tard les dégâts causés par la politiques de lobbies menée au nom de l’Europe, par les offensives industrialo-marchandes répétées au nom d’une diététique dont le bilan est médiocre et, enfin, par les angoisses d’un cops médical qui envahit les hautes sphères l’Etat pour façonner, à notre insu, un meilleur monde dont les consommateurs ne veulent pas.» (129)
Santé-Goût-Terroir