Claude Fischler, 2001, Odile Jacob (édition 2014), 440 p
Sociologue spécialiste de l’alimentation humaine, Claude Fischler est directeur de recherche au CNRS et directeur du Centre Edgar-Morin. Il est également co-responsable du Centre d'Etudes Transdisciplinaires - Sociologie, Anthropologie, Histoire (CETSAH). Son ouvrage "L'Homnivore. Le Goût, la cuisine et le corps" est devenu un classique dans le domaine de la sociologie alimentaire. L'auteur y analyse l’évolution de la société qui elle-même a transformé son rapport à l'alimentation et fait de l’alimentation un marqueur social et identitaire immuable. Nous nous intéressons ici plus particulièrement au lien entre alimentation et santé physique et mentale.
La santé mentale est aussi liée à la dimension symbolique de l’aliment. La nourriture doit être non seulement bonne à manger mais aussi bonne à penser. «Les sciences humaines, depuis longtemps, ont insisté sur le fait que l’alimentation humaine comporte une dimension imaginaire, symbolique et sociale. C’est un lieu commun : nous nous nourrissons de nutriments, mais aussi d’imaginaire. Absorber du caviar ou une simple tomate, c’est s’incorporer non seulement de la substance nutritive mais aussi de la substance imaginaire, un tissu d’évocations, de connotations et de significations qui vont de la diététique à la poétique en passant par le «standing» et la "festivité".» (14-15) "L’homme, avons-nous vu, avec son appareil cognitif, traite en particulier l’information concernant la nourriture. Il pense la nourriture, ce qui nous renvoie à la fameuse formule de Lévi-Strauss selon laquelle la nourriture ne doit pas être seulement «bonne à manger», mais aussi «bonne à penser» (Lévi-Strauss, 1962). Penser les aliments, cela veut dire, avons-nous vu, les ordonner, les trier, les classer, les combiner mentalement selon des catégories culturellement définies. Le dégoût semble en général lié à un trouble dans ces processus de classification et d’organisation mentale, à une incompatibilité ou une dissonance entre catégories, ou à une difficulté d’identification.» (73) «On pourrait donc dire, en fin de compte, que le dégoût consiste en une protection biologique reconstruite culturellement.» (77)
L’acceptation de l’aliment par l’enfant se fait plus facilement en prenant modèle sur un adulte sans lien aux parents ou sur un membre de sa propre génération. Cet apprentissage est décisif dans l’évolution des goûts alimentaires de la personnes au cours de sa vie. «Dans une expérience portant sur un échantillon d’enfants âgés de 14 à 20 mois et de 42 à 48 mois, des adultes devaient présenter aux sujets des aliments qui ne leur étaient pas familiers. Les enfants acceptaient les aliments présentés par leur mère plus volontiers que lorsqu’ils étaient offerts par un autre adulte ; ils acceptaient plus souvent lorsque l’adulte mangeait lui-même l’aliment en question. Mais lorsque le «visiteur» était seul avec l’enfant et mangeait lui-même, les enfants goûtaient plus souvent encore. Les auteurs interprètent ces résultats comme l’indice d’une forme d’apprentissage par observation. [...] Quelle que soit sa véritable nature, il semble jouer un rôle tout à fait décisif dans la formation et l’évolution des goûts alimentaires chez l’enfant : mais il semble dans une certaine mesure mieux fonctionner sur le plan intra-générationnel que sur le plan inter-générationnel : il est plus efficace entre sujets jeunes que lorsque les enfants imitent les adultes.» (101)
Pourquoi consomme-t-on des herbivores et rarement des carnassiers ? «Le principe d’incorporation est en somme à double détente : la nourriture de notre nourriture est notre nourriture et nous communique donc sa nature. Consommer de la chaire d’herbivores pose apparemment le moins de problèmes, considérablement moins, en tout cas, que de la chair de mangeurs de chair. Notre relation phagique avec les omnivores, comme le porc, est déjà plus délicate : ne le soupçonne-t-on pas , par exemple, de tendances cannibales ou même anthropophages ? Tout se passe comme si nous trouvions plus sûr de nous en tenir à des animaux qui ne s’aventurent pas eux-mêmes dans cette activité ambiguë qu’est la consommation de la chair, c’est-à-dire encore d’animaux ne tuant pas.» (137)
L’importance du repas comme moment de partage, commun à toutes les cultures. «Chez l’homme, on observe certaines consentes interculturelles remarquables dans les stratégies du don et de la requête. Polly Wiessner, comparant les comportements de partage selon une perspective éthologique dans cinq cultures (les San du Kalahari, les Yanomami du Haut-Orénoque, les Trobriandais, les Eipo et les Yalenang/ In des hauts plateaux de la Nouvelle Guinée) conclut que, dans tous les cas, il y a respect de la possession pendant le partage ; dans tous les cas, les modes de communication non verbale liée à la requête et au don présentent de profondes similitudes ; dans tous les cas surtout, le partage des aliments joue un rôle décisif dans la création et le renforcement des liens sociaux.» (140-141)
L’alimentation se calque désormais sur l’organisation du temps et non l’inverse. «Le repas socialisé, ritualisé ne trouve plus sa place que lorsqu’il s’inscrit dans le temps de loisirs : il est alors investi des significations nouvelles et devient véritablement une forme de consommation culturelle. L’alimentation se plaque totalement sur la division du temps : elle ne peut plus guère exister, à l’extrême, que comme nécessité physiologique, réglée commodément par la restauration et les produits industriels modernes, ou comme forme de loisir à part entière. L’alimentation ne structure plus le temps, c’est le temps qui structure l’alimentation.» (216)
Déconnexion mangeur-nature du fait de l’industrialisation du secteur alimentaire. «(...) dans la situation «traditionnelle», les aliments sont familiers, ils ont une histoire dont chacun est, au moins à l’occasion, témoin ou acteur. La tendance moderne est à l’opposé : une partie de plus en plus importante de la population consomme des aliments produits entièrement hors de sa vue et de sa conscience immédiate. Avec le développement de l’industrie agro-alimentaire, c’est une denrée déjà transformée, pratiquement prête à la consommation, qui arrive au mangeur. Simultanément, à l’autre bout de la chaîne, la production agricole est elle-même déjà en partie taylorisée, rationalisée, massifiée. Comme nous l’avons vu, les élevages tendent à devenir des usines biologiques, les animaux d’élevage une matière première sur pied et la «ferme» déverse sa production vers l’usine.» (217)
Perceptions controversées de l’aliment industriel. «Le statut imaginaire de l’aliment moderne est marqué par ce manque de la médiation culinaire. L’aliment est devenu un artefact mystérieux, un OCNI, un «objet comestible non identifié», sans passé ni origine connus. Enveloppé, conditionné, sous vide, sous cellophane, sous une peau ou une coquille de plastique, il flotte pour ainsi dire dans un no man’s land extra-temporel : le froid, le vide ou la déshydration le protège contre la corruption, c’est-à-dire contre le temps ; mais du même coup, ils le coupent de la vie. Dans ces conditions, un conflit presque insoluble se réveille chez le mangeur. Ces aliments neufs sont bien tentants ; ils réduisent à peu de chose la tyrannie quotidienne des tâches culinaires et domestiques. Mais en même temps, le caractère naturellement soupçonneux de l’omnivore se donne libre cours : quels traitements leur fait-on subir, comment les manipule-t-on, qu’y ajoute-t-on, que contiennent-ils vraiment ? Comment détecter les «vices cachés de prêt-à-manger» ? La méfiance de l’omnivore, la peur de «l’incorporation du mauvais objet» s’exacerbent au début des années soixante-dix. Au mieux, on accuse l’aliment moderne d’être vidé de sa substance nutritive, d’avoir laissé les succulences du manger à l’ancienne, de dissoudre dans les splendeurs creuses de l’apparence (...). Au pire, on lui reproche d’être chargé de poisons sournois, colorants et pesticides, additifs et résidus.» (218)
La marque, atout majeur de l’industrie pour attirer vers elle le consommateur et donc le rassurer. «L’industrie n’est cependant pas désarmée devant la méfiance du mangeur-consommateur. Elle peut disposer d’un atout presque aussi efficace que le label de la puissance publique : la marque. Sur la marque se cristallisent des phénomènes non moins puissants et obscurs que ceux qui se fondent sur le nom des individus. La marque est un nom et, par voie de conséquence, une identité en puissance pour les produits. Elle se construit lentement, agrégeant autour d’elle des réseaux de significations tutélaires, totémiques, quasi claniques.» (220-221)
Une opposition presque systématique entre santé et gastronomie dans l’imaginaire collectif. «Le sentiment dominant demeure que le plaisir alimentaire est le plus souvent trompeur sinon néfaste et, systématiquement, qu’une bonne santé exige la restriction, la maîtrise des pulsions et des désirs : il faut en somme, sinon souffrir, du moins prendre sur soi pour être sain. Ainsi la cuisine s’opposerait au régime comme la recette à l’ordonnance ; l’esthétique s’opposerait à la diététique, au plaisir s’opposeraient la santé et la beauté, à la gastronomie la bonne nutrition.» (229) «L’opposition gastronomie/régime est sans doute indirectement liée à une conception peccamineuse du plaisir, antique et religieuse, selon laquelle la volupté, terrestre et charnelle, s’oppose au statut spirituel et éternel. Le recherche de la jouissance est un débordement coupable, puisqu’elle revient à fuir le renoncement et le pari sur l’éternité qu’il implique. La souffrance, pour sa part, est soit la sanction terrestre du péché, soit au contraire l’épreuve sanctificatrice, la mise à l’épreuve de la foi, comme dans la parabole biblique de Job.» (230)
L'alimentation participe d'un système culturel collectif et non d''habitudes individuelles. «(...) les moeurs alimentaires ne sont pas de simples «habitudes» individuelles, qui n’engageraient que ceux qui les vivraient et pourraient être jugées d’un point du vue strictement médical, dégagées de leur contexte psycho-socio-culturel. En ce sens, il n’y a pas «d’habitudes alimentaires», mais des systèmes culinaires, des structures culturelles du goût, des pratiques sociales chargées de sens. Ces «patterns» sont intériorisés par les individus, au moins en grande partie. Cela signifie sans doute que vouloir changer d’alimentation d’une population revient à chercher à modifier un tissu dans lequel ses goûts, ses valeurs, peut-être une partie de l’équilibre sur lequel elle repose sont inscrits." (333)
Savourer c’est savoir. «La crise ouvre peut-être aussi une nouvelle ère, un nouvel ordre de liberté et de maturité alimentaires. Peut-être parviendrons-nous à vivre nos choix d’omnivores pensants sur un autre mode que celui de l’angoisse ou de l’obsession. Peut-être parviendrons-nous à développer avec notre corps, nos sens, nos aliments un rapport autre que d’anxiété et de méfiance. Pour cela, il nous faudra probablement apprendre à nous mettre à l’écoute de nos sens pour redécouvrir à la fois nos aliments et notre corps. Il est peut-être significatif que «savoir», étymologiquement, dérive de «saveur» : si savourer, c’est savoir, alors il est urgent d’accroître nos compétences dans ce domaine. Nous découvrions ainsi à la fois ce que nous mangeons et ce que nous sommes» (395)
Santé-Goût-Terroir