Carlo Petrini, 2006, éditions Yves Michel, 328 p
A la fois journaliste, sociologue et critique gastronomique, Carlo Petrini est avant tout le fondateur du mouvement Slow-Food. En jetant dans cet ouvrage les bases d’une éthique de la gastronomie, il montre que notre alimentation est à la fois une finalité et un moyen : la finalité de bien se nourrir, de savoir ce que l’on mange et de se reconnecter à l’origine du produit ; le moyen pertinent de faire passer des messages via l’approche sensorielle et cognitive du produit pour accompagner le changement. En appelant nos concitoyens à une véritable souveraineté alimentaire, l'auteur réconcilie défense de l’environnement et plaisir.
La nourriture est un média formidable pour comprendre les terroirs et le monde qui nous entoure. «La nourriture est le produit d’un terroir et de ses vicissitudes, de l’humanité qui l’habite, de son histoire et des relations qu’il a instaurées. On peut parler de n’importe quelle partie du monde en parlant de la nourriture qui y est produite et consommée. En racontant des histoires de nourriture, on raconte des histoires d’agriculture, de restaurants, de commerces, d’économies locales et mondiales, de goûts et même de faim [...] Au fur et à mesure que l’on prend connaissance de ces histoires, on comprend plus clairement que la nourriture est le moyen principal qui nous permet d’interpréter la réalité, le monde qui nous entoure. La nourriture reflète la complexité de l’existence et de l’histoire passée, l’enchevêtrement des cultures, la superposition des différentes philosophies productives» (57)
Pas d’écologie sans gastronomie ! «Voici mon avis : un gastronome qui n’est pas sensible à la question environnementale est stupide ; mais par ailleurs, un écologiste qui n’a pas de sensibilité gastronomique est triste et incapable de connaître les cultures sur lesquelles il veut agir. L’idéal est donc dans l’éco-gastronomie (72) [...] J’aimerais réunir l’agriculture et l’écologie en une seule et même discipline. Je considère qu’elles sont inséparables : celui qui cultive la terre et élève des animaux travaille avec la nature et ne peut pas l’exploiter et l’épuiser. Parallèlement, le monde de l’environnement peut pas ne pas comprendre que la gastronomie est l’art de produire la nourriture en harmonie avec l’environnement qui l’entoure [...] (91) Agriculture et écologie doivent donc former un tout, et elles représentent toutes les deux la gastronomie, c’est-à-dire l’unique voie soutenable pour la production de la nourriture ; une discipline si complexe qu’elle permettrait de gérer et d’harmoniser la complexité qui caractérise le système-alimentation. En réalité, nous sommes en train de parler d’une science qui existe déjà, qui a été définie et que je considère comme étant la seule voie d’un futur durable : l’agro-écologie.» (92)
Les champs disciplinaires de la gastronomie :
la botanique, la génétique et "autres sciences naturelles, pour la classification des substances alimentaires, en en consentant la sauvegarde» ;
la physique et la chimie, «pour la sélection des meilleurs produits et l’étude de leur transformation» ;
l’agriculture, la zootechnie et l’agronomie, «pour la production de matières premières variées et de bonne qualité» ;
l’écologie, «parce que l’homme pour produire, distribuer et consommer des aliments, interfère avec la nature et la transforme à son avantage» ;
l’anthropologie, «parce qu’elle permet l’étude de l’histoire de l’homme et de ses identités culturelles» ;
la sociologie, «qui offre les moyens pour l’étude des comportements sociaux de l’homme» ;
la géopolitique, «parce que les peuples s’allient ou se combattent pour exploiter les ressources de la terre» ;
l’économie politique, «pour les ressources qu’elle offre, pour les moyens d’échange qu’elle établit entre les nations» ;
le commerce, «pour la recherche de la façon d’acheter au meilleur prix possible ce que l’homme (utilise) et d’écouler le plus avantageusement possible ce qu’il met en vente (produit)» ;
la technique, l’industrie et le savoir-faire des hommes «pour la recherche de nouveaux modes de transformation et de conservation des aliments» ;
la cuisine, «pour l’art de préparer les aliments et de les rendre agréables au goût» ;
la physiologie, «pour la capacité de développer les sensorialités aptes à reconnaître ce qui est bon» ;
la médecine, «pour l’étude de la manière la plus saine de se nourrir» ;
l’épistémologie, «parce qu’à travers une reconsidération nécessaire de la méthode scientifique et des critères de connaissance qui nous permettent d’analyser le parcours qui suit un aliment depuis le champ où il croît jusqu’à nos assiettes et vice-versa, et nous aide à mieux interpréter la réalité de cette planète mondialisée et complexe. Et ainsi faire notre choix.» (77-78)
Erosion de la biodiversité domestique. «Dans le livre Fatal Harvest, on trouve certaines données concernant la perte de la biodiversité aux Etats-Unis : 80,6% des variétés de tomates ont disparu entre 1903 et 1983 ; il en est de même pour 92,8% des variétés de salades, 86,2% des variétés de pommes et, toujours à cette même période, 90,8 % des variétés de maïs et 96,1% des variétés maïs doux. Aux Etats-Unis, sur les 5000 variétés de pommes de terre existantes, seules 4 se retrouvent dans la majorité des cultures commerciales [...] On arrive alors aux OGM, l’apogée de cette évolution aux caractéristiques ‘anti naturelles’ : 12 000 années de sélection progressive réalisée par les paysans ont été supprimées de la planète en quelque 50 années et ce, à des fins commerciales.» (81)
Déconnexion généralisée de nos sociétés de la gastronomie et de l’agriculture. «Brillat-Savarin faisait déjà de l’agriculture une composante de la gastronomie, mais par la suite, avec l’invasion des méthodes industrielles, les deux disciplines se sont définitivement séparées, les moments de la récolte, de la transformation et de la consommation de la nourriture n’ont fait que les éloigner l’une de l’autre. L’agriculture a maintenu des liens qu’avec l’industrie alimentaire et uniquement parce qu’elle aussi s’est industrialisée.» (89-90)
L'importance de préserver notre patrimoine lié aux techniques culinaires et de ne pas tout laisser à l’industrie. «Les techniques culinaires ont progressivement disparu des foyers, du bagage de connaissances largement partagé. Dans de nombreux cas, les cuisiniers professionnels restent les seuls dépositaires de ces connaissances, de ce savoir-faire qui s’est forgé sur des siècles d’expérience. Transférer - avec l’industrialisation - ces savoirs antiques dans des lieux de production toujours plus centralisés, déléguer la production de notre nourriture à ceux qui savent la faire en exploitant de nouvelles techniques très sophistiquées (...) nous ont privés des connaissances et des capacités de transformer notre nourriture.» (101)
Définition d’un bon produit. «(...) ce qui est bon en gastronomie, ne peut l’être que si le produit fait référence à une certaine naturalité qui en respecte le plus possible les caractéristiques d’origine et que s’il donne des sensations reconnaissables (et agréables) qui permettent de le juger à un moment déterminé, dans un lieu déterminé et à l’intérieur d’une culture déterminée. [...] Pour définir ce qui est bon, deux types de facteurs subjectifs sont déterminants : la saveur - personnelle, liée à la sphère sensorielle de chacun de nous - et le savoir - culturel, lié à l’environnement, à l’histoire des communautés, du savoir-faire et des lieux.» (126)
Se réapproprier ses sens, c’est se reconnecter à son corps et à son environnement. «La réappropriation des sens doit être le premier pas à accomplir pour pouvoir penser un système différent capable de respecter l’homme : comme travailleur de la terre, comme producteur, comme consommateur de la nourriture et des ressources, comme entité politique et morale. Se réapproprier ses propres sens, c’est se réapproprier sa propre vie et coopérer avec les autres pour un monde meilleur dans lequel nous avons tous le droit au plaisir et au savoir.» (129) «On acquiert la conscience de la complexité du système-nourriture par l’éducation, l’étude et l’exercice de nos propres sens. C’est pourquoi la volonté légitime de la recherche du plaisir ne doit jamais être culpabilisée, minimisée, réprimée ou reléguée aux ‘autres’ domaines : la recherche du plaisir doit être éduquée.» (189)
Pour des campagnes vivantes ! «De plus, il faut que les gouvernements s’engagent à favoriser la naissance - la renaissance - d’une nouvelle ruralité. J’entends ici par nouvelle ruralité, les campagnes propres, attirantes (et pas seulement au sens esthétique du terme) : des lieux agréables à vivre, où la qualité de vie est garantie. Aujourd’hui, les campagnes où triomphe l’agrobusiness sont des lieux où il semble ne plus y avoir de vie, où les services essentiels ont disparu (les petits commerçants, les lieux de rencontres, lieux de ‘jouissance’ des beautés naturelles) [...] Ce sont souvent des endroits qui servent de dortoir pour ceux qui travaillent en ville et se laissant attirer par on ne sait quelle vie bucolique (qui reste insatisfaite) et par les prix du marché plus accessibles (...)» (176) Les solutions pour recréer des campagnes vivantes seraient : «(...) une production à petite échelle, l’autosubsistance, la diversification des cultures, la sauvegarde et le développement des techniques traditionnelles, le respect total pour une interaction profitable entre la biodiversité locale et l’agro-écologie.» (177)
Les ateliers du goût à New-York : pour des dégustations expliquées et comparées. «C’était la première fois que j’assistais à une leçon qui conciliait la sensibilité olfacto-gustative avec les informations et les savoirs concernant la production. Je fus alors convaincu que cette expérience pouvait être reproduite en Italie et dans le reste du monde, et que cette méthode pouvait être appliquée non seulement au vin (...) mais aussi à d’autres produits alimentaires. Pourquoi ne pourrait-on pas aussi faire ces dégustations «expliquées» et comparées avec les fromages, la charcuterie, les plats d’un chef, les poissons, les fruits, en prenant comme interlocuteurs les variables dépositaires des expériences et des connaissances les produits, c’est-à-dire les producteurs mêmes, les paysans, les pêcheurs, les artisans ?» (186)
La démarche du véritable gastronome : partir de soi pour mieux comprendre le monde extérieur. «C’est seulement en réveillant notre propre sensorialité qu’on peut comprendre certaines choses. C’est le parcours inverse de ce que fait normalement un militant pour la protection de l’environnement ou défenseur des droits de l’homme. Il part de notre for intérieur pour s’ouvrir par la suite vers le monde extérieur.» (193)
Partir du goût pour éduquer. «Dans un monde où la saveur se situe entre homologation et disparitions, où le rapport direct avec la nourriture, remplacé par les médiations infinies artificielles, ressemble de plus en plus à un simulacre, il faut redonner un rôle central au goût et son expérimentation pratique dans toutes les écoles. Enseigner aux enfants l’origine de la matière première, leur permettre de la toucher, de la manipuler, de la cuisiner, de la manger directement, reste la manière la plus efficace de les éduquer à la nourriture et au goût. Les aider à orienter leur sensorialité, leur apprendre à mieux connaître, à faire connaissance avec les productions du territoire où ils habitent et avec les recettes traditionnelles, est la voie la plus appropriée pour leur enseigner la culture alimentaire à laquelle ils appartiennent, et les doter des outils qui leur serviront à choisir, différencier, acheter, évaluer les aliments.» (194-195)
Les dernières générations illustrent parfaitement la rupture avec les traditions et la terre. «La distance qui s’est créée entre le monde de la production et celui de la consommation alimentaire a fait en sorte que les deux ou trois dernières générations représentent la rupture définitive de ce cordon ombilical qui les liait la terre et à ses produits.» (196)
Les Ateliers du goût. «Slow Food a inventé à cet effet, les Ateliers du Goût et les Master of Food. Les premiers proposent des cours de dégustation, dirigés par les producteurs eux-mêmes et par des experts de l’analyse sensorielle et de la production : ils goûtent des produits excellents, ils font des comparaisons, et analysent les différents aspects de la diversité gastronomique. La ‘séparation’ de la dégustation de toute connotation nutritionnelle (on ne va pas aux laboratoires du Goût pour ‘manger’) permet de vivre une expérience didactique, capable de stimuler la sensorialité du fait qu’elle soit dirigée par ceux qui connaissant parfaitement les caractéristiques des produits principaux du laboratoire. Il y a l’analyse gustative, la description des méthodes de production, l’histoire du territoire ou de la vie et du savoir-faire du producteur. On essaie toujours de donner à ces moments une dimension joyeuse et conviviale, absente de toute technicité exagérée, mais précise dans ses analyses gastronomiques multidisciplinaires. C’est, en définitive, une expérience du plaisir guidée, très riche en savoirs.» (198-199)
Comment autrefois le lien se tissait entre le consommateur et le producteur ? «Il existait une sorte de cordon ombilical, garanti par la proximité entre la pratique agricole, la transformation et la consommation. Une grande partie des activités de cette ‘filière’ étaient l’apanage du consommateur même, qui était donc de ce fait coproducteur. Ce n’était pas seulement une prérogative du monde paysan, c’était valable aussi pour le citadin qui l’avait peut-être hérité d’un passé récent à la campagne et, le contact, la connaissance, l’information entre le producteur et le citadin se faisaient de toute façon par le biais des petits commerces et des marchés.» (210)
Propositions pour retrouver le lien avec la production. «[...] à travers la recherche d’informations grâce à l’engagement de la part des producteurs de communiquer les processus et les mouvements de leurs matières premières, grâce à la grande distribution qui doit repenser son système en fonction d’une meilleure localisation, grâce à nous-mêmes et à notre volonté de redevenir des coproducteurs, comme c’était le cas à une certaine époque, lorsqu’il était presque naturel de l’être (...) et d’établir de nouvelles ‘communautés de la nourriture’ au sein desquelles le nouveau gastronome représente simplement le dernier maillon de cette chaîne - mais fonctionnel. Des communautés de la nourriture où sont unis aussi bien les producteurs que les coproducteurs qui se sentent et agissent de plein droit comme nouveaux gastronomes.» (212)
Ce que doit garantir un réseau de gastronomes. «Un réseau (...) doit être capable de garantir la circulation :
des informations, à tous les niveaux, plus ou moins virtuelles; qui se servent de l’ordinateur ou des moyens d’expressions orales et de développement de stratégies éducatives ;
des savoirs, anciens et récents, gastronomiques ou non ;
des produits, de sorte qu’ils répondent à la nouvelle idée de qualité et que donc ils soient bons pour la palettes pour l’esprit, durables pour la Terre et justes pour que la dignité qui revient à chacun d’entre nous soit garantie ;
des personnes, parce qu’elles sont le pivot du réseau, mobiles, avec la possibilité de faire des expériences directes, de connaître les autres, d’apprendre ce qu’il n’est pas possible d’apprendre à travers les livres, qui sont les conditions principales pour que ce pivot trouve la force nécessaire, les ressources, les savoirs, les informations, les produits et pour que toute l’humanité puisse y trouver sa place.» (261-262)
Santé-Goût-Terroir